neutralité technologique : la consécration de la cour suprême

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Parmi le chapelet de décisions de la Cour suprême du Canada, vendredi passé, relativement à plusieurs questions sur la confrontation du droit d’auteur aux nouvelles technologies, il est un point que nous voudrions exposer, un seul. Il est technique mais important tant sa récurrence nous permet de croire qu’un nouveau principe interprétatif est né : la neutralité technologique. En effet, à plusieurs reprises, les juges évoquèrent ce néologisme pour justifier leurs positions. Dans une décision en particulier, l’arrêtEntertainment Software Association and Entertainment Software Association of Canada c. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada, 2012 SCC 34, c’est en effet assurément l’argument premier sur lequel la courte majorité de 5-4 se base pour infirmer les deux décisions précédentes :

« À notre humble avis, la Commission interprète mal les dispositions en cause de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C 42, et elle fait abstraction de décennies d’évolution législative. Sa décision va à l’encontre du principe de la neutralité technologique voulant que la Loi s’applique uniformément malgré la diversité technologique des supports. »

Avec égard, et sans aucunement prétendre que ces décisions soient mauvaises ou injustes – je crois sincèrement qu’elles ne sont ni l’un ni l’autre – je m’interroge seulement tant sur l’existence de cette notion que sur sa pertinence. Deux questions que je me suis justement permis de développer dans un récent livre, et ce, dans la plupart des disciplines touchant au droit des technologies. Car en effet, la neutralité technologique « sévit » dans plus d’un domaine : au-delà du droit d’auteur, on la trouve aussi en droit des contrats, de la preuve, de la diffamation, de la vie privée, des télécommunications, etc., dès lors que ces domaines sont confrontés aux nouvelles technologies. Elle fut même adoubée dans le Code civil du Québec dans le titre d’une section portant sur lesdocuments technologiques.

Je ne peux et ne veux résumer 300 pages en quelques lignes ; aussi, dans le cadre de ce billet, il m’est seulement possible de croire que la notion de neutralité technologique est soit envisagée comme une méthode de rédaction des lois soit une méthode quant à leur interprétation. Dans le cadre de ces décisions de la Cour suprême de vendredi, évidemment, nous sommes dans cette seconde hypothèse. Aussi, et ce n’est pas si fréquent, le plus haut tribunal du pays nous propose une tentative de définition, une première au meilleure de ma connaissance, l’arrêt Robertson en 2006 ayant quelque peu développé la notion de « neutralité des supports » mais sans en faire un argument aussi central.

« [2] (…) la neutralité technologique voulant que la Loi s’applique uniformément malgré la diversité technologique des supports.2012 CSC 34 »

« [5] (…) À notre avis, la conclusion de la Commission selon laquelle un tarif distinct s’applique au téléchargement pour la « communication » d’une œuvre musicale va à l’encontre du principe de la neutralité technologique, à savoir que la Loi sur le droit d’auteur s’applique uniformément aux supports traditionnels et aux supports plus avancés sur le plan technologique. 2012 CSC 34 »

« [9] (…) Le principe de la neutralité technologique veut que, sauf intention contraire avérée du législateur, nous interprétions la Loi sur le droit d’auteur de manière à ne pas créer un palier supplémentaire de protection et d’exigibilité d’une redevance qui soit uniquement fondé sur le mode de livraison de l’œuvre à l’utilisateur. 2012 CSC 34 »

« [43] (…) Je crains que sa thèse n’aille à l’encontre de l’objectif de la neutralité technologique, c’est‑à‑dire l’application uniforme de la Loi sur le droit d’auteur peu importe le support ou son degré d’avancement technologique 2012 CSC 26 »

En résumé donc, le droit doit donc s’assurer que la technologie d’un moment « t+1 » soit traitée identiquement, autant que faire se peut, avec une technologie d’un moment « t ». Il s’agit donc d’un regard dans le rétroviseur, pour reprendre l’iconographie automobile utilisée par la Cour suprême avec sa notion de « taxi technologique » 2012CSC34 (#5).

Quatre remarques en vrac me semblent pouvoir être faites, certaines plus importantes que d’autres, et ce, autour des quatre questions suivantes :

  • comment définir la neutralité technologique ?
  • qui avantage la neutralité technologique ?
  • d’où provient la neutralité technologique ?
  • quelle méthode interprétative substituer à la neutralité technologique ?

1) Comment définir la neutralité technologique ?

Soyons transparent dès le départ : je n’aime pas la notion de neutralité technologique. Conformément à la ligne de pensée que j’ai pu développer dans mon livre, c’est une notion floue dont je ne comprends ni la pertinence rédactionnelle ni le potentiel interprétatif. Sur le planrédactionnel, a quoi cela sert de dire qu’une loi respecte le critère de neutralité technologique ? A t-on besoin de savoir quels sont les « outils » que le législateur a choisi d’utiliser pour rédiger ses lois ? D’autant que souvent, les lois ne sont pas neutres ou ne devraient pas l’être. Et nombreuses sont les lois qui consciemment ou pas sont fortement influencées par une technologie en particulier.

« Privacy, like copyright and obscenity, had no direct legal ancestor in the preprint era. » [KATSH, 1989, #22]

« the copyright Act never been technlogy neutral »

Quant au point de vue interprétatif, outre la source du principe qui nous apparaît quelque peu douteuse, (nous le reverrons plus tard), nous avons quelques difficultés à comprendre l’argument qui consiste à affirmer qu’il ne faut pas faire de différences entre les supports sauf lorsque c’est différent. Ainsi, dans 2012CSC34 comme dans 2006csc43, la neutralité s’applique mais avec des limites. Dans le premier cas, le téléchargement doit être traité comme une reproduction et la distribution en continu (streaming) comme une diffusion au public ; dans le second, une distinction est faite (#49) entre la simple copie d’un document et le transfert, l’intégration, de ce même document dans une banque de données.

Il y a donc, derrière ce terme neuf et d’apparence inoffensive (la neutralité rassure !), une sorte de réflexe d’interprétation analogique qui ne m’apparaît pas sans dangers. L’analogie, la métaphore, fonctionne à la condition que la règle qui sert d’étalon ne soit pas déjà orientée dans une direction. Or ce n’est pas parce qu’une règle est vieille qu’elle est bonne et naturellement applicable à une nouvelle. Concernant l’encadrement juridique des technologies, il est en effet des règles qui ont été modelées pour répondre à une technologie en particulier. Leur application est de ce fait difficilement transposable aux nouvelles technologies. Une méfiance s’impose donc à l’égard des analogies trop rapidement tracées comme le souligne le juge Hugessen :

« The principal difficulty which this case has given me arises from the anthropomorphic character of virtually everything that is thought or said or written about computers. Words like « language », « mem- ory », « understand », « instruction », « read », « write », « command », and many others are in constant use. They are words which, in their primary meaning, have reference to cognitive beings. Computers are not cognitive. The metaphors and analogies which we use to describe their functions remain just that. » [Computer Edge Pty. Ltd. c. Apple Computer, Inc., [1988] 1 C.F. 673, 44 D.L.R. (4th) 74.]

Les métaphores sont donc faillibles et doivent être utilisées avec suspicion, dans le monde des technologies encore davantage que dans le monde réel. Elles sont le fruit d’une création, d’une interprétation qui tient souvent pour avérés des préalables dont on ne mesure pas toujours les sous-entendus ; les constructions factuelles trop rapidement tracées par l’interprète. (livre, #107-111) Aussi, cette assimilation du téléchargement à une reproduction mérite une justification qui va au-delà de la prétention que cela respecte la neutralité technologique.

Ce n’est donc pas pour rien que les rares personnes qui se sont penchées en profondeur sur la notion ont minimalement apporté un point de vue critique sur ce néologisme. On peut notamment citer :

2) Qui est avantagé par la neutralité technologique ?

Dans cette affaire ESA c. SOCAN, 2012 CSC 34, la neutralité technologique favorise les distributeurs, les utilisateurs et va à l’encontre des intérêts des ayants droit. Soit. Mais le vent peut tourner. En matière de distribution continu (streaming), il est clair que la revendication d’un tarif sera avec cet arrêt largement favorisée dans la mesure où une distinction apparaît désormais entre le téléchargement et le streaming. Michael Geist prétend aussi que ce critère interprétatif pourrait être passablement plus dommageable pour le consommateur en ce qui a trait aux mesures techniques (digital locks).

3) d’où provient la neutralité technologique dans la Loi sur le droit d’auteur ?

Quelle est la source de cette expression ? Elle est ma fois nouvelle et ancienne. Nouvelle car le terme en tant que tel me semble provenir de certains débats liés aux nouvelles technologies dans les années 1990. Ensuite, le concept fut repris par différentes instances internationales (OMPI – CNUDCI) et guère plus. Elle est aussi souvent revendiquée tant par des groupes d’intérêts dans le domaine du droit d’auteur que dans le cadre de discours politiques. Ancienne aussi car si l’on prend l’arrêt en question, il semble se baser sur l’article 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur qui reconnaît un droit de produire ou de reproduire une œuvre « sous une forme matérielle quelconque ». Aussi, avec cette expression, fort commune, fort efficace, la majorité de la Cour suprême semble y voir l’origine de cette neutralité technologique. Un lien pour le moins ténu pour une technique rédactionnelle qui vise seulement, en peu de mots, à permettre que les lois puissent quelque peu perdurer dans le temps.

4) Quelle méthode d’interprétation lui substituer ?

Enfin, si la neutralité technologique n’est selon nous pas une méthode interprétative idoine, quelle serait donc la bonne ? À ce sujet, nous ne pouvons que reprendre les propos de la minorité qui sous la plume du juge Rothstein considère que sur la question posée, on ne peut faire l’économie d’une analyse contextuelle portant sur les attentes contradictoires entre des intérêts catégoriels distincts.

« [47] (…) Les tribunaux doivent appliquer ces droits distincts conformément à la volonté exprimée par le législateur. Ils doivent respecter le libellé de la loi et se garder d’y passer outre même s’il leur faut se rappeler que la Loi sur le droit d’auteur « établ[it]un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur », ce qui requiert « non seulement [de reconnaître]les droits du créateur, mais aussi [d’accorder] l’importance qu’il convient à la nature limitée de ces droits » (Théberge, aux par. 30 et 31). »

« [49] En règle générale, la neutralité technologique est souhaitable en matière de droit d’auteur. Il ne s’agit cependant pas d’une exigence légale susceptible de primer le texte de la Loi ou de faire obstacle à l’application des différents droits protégés par le législateur. »

En conclusion, avec la consécration de la neutralité technologique par le plus haut tribunal du pays, mon coeur balance entre deux ressentiments : d’un côté, si besoin était, ces deux décisions constituent une justification formidable d’écrire 300 pages sur un sujet aussi précis. De l’autre, je me retrouve davantage dans la position défendue par la minorité des quatre juges de l’arrêt 2012 CSC 34. Du côté des « perdants ».

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